La libertine


Au tout début de mon adolescence, j’ai eu une voisine qui a particulièrement marqué ma vie.

Elle était jeune et très perturbée. Troublée depuis la mort brutale de sa mère un an plus tôt. Un père trop permissif, qui peut-être tentait de compenser la perte de sa femme en accordant à ses enfants une grande liberté. Une trop grande liberté, une liberté dangereuse.

Ma voisine, un an plus âgée que moi, était avide de cette liberté. Insatiable. Délurée, mais en colère. Tellement en colère. Je crois qu’elle avait besoin de se sentir vivante, et cela ne semblait fonctionner que dans l’excès et l’indécence.

Mon été entre le primaire et le secondaire fut très étrange. J’avais la sensation d’avoir sauté quatre ou cinq années de ma vie. Je quittais à peine le primaire, un univers douillet, velouté, protecteur, innocent. Je n’avais pas encore mis les pieds dans une école secondaire, j’avais quitté mes poupées depuis peu de temps, je passais encore l’Halloween avec mes amies. J’avais eu plusieurs amoureux au primaire, mais justement. Un amoureux au primaire consiste à se tenir la main pendant la récréation, à passer du temps ensemble sur le coin d’une rue après l’école, à effleurer ses lèvres lors d’un party, où il y a de la surveillance parentale et où aucun alcool ne passe la porte de la fête. C’est trop jeune, bien trop jeune.

Avec ma voisine, j’ai été catapultée dans le milieu de l’adolescence en moins d’une semaine. Son père n’était jamais là, elle faisait tout le temps la fête, le sous-sol était toujours bondé de gens qui, eux, ne se contentaient pas d’effleurer les lèvres de l’autre. Une chambre disponible, qui n’aurait jamais dû l’être pour des adolescents de cet âge. Je restais souvent pétrifiée dans mon coin et il m’arrivait de m’éclipser discrètement, mais en général, j’enfilais des œillères que je retirais très rarement.

Ses treize ans venaient juste de sonner. Elle avait un amoureux depuis six mois et était déjà très libérée sexuellement, d’une précocité affolante. Dès qu’elle en avait l’occasion, elle me racontait ses aventures, en solo, en duo, en groupe. S’illuminait devant son public bouche bée, carburait au sensationnalisme provoqué par ses histoires. Et moi, douze ans, effrayée par à peu près tout ce qu’elle me racontait.

Trop libertine. Trop en colère. Beaucoup trop jeune. Elle faisait preuve d’une générosité malsaine.

– T’as jamais embrassé de garçon? Tu veux essayer avec mon chum?

Offre déclinée dans le bafouillage. Quelques semaines plus tard, alors que je n’avais toujours pas embrassé de garçon:

– T’as jamais couché avec un gars? Tu veux que je te prête mon chum?

Une envie de s’enfuir en courant. La seule chose pouvant me ramener sans cesse vers elle était la fascination que sa liberté et son manque de pudeur provoquaient en moi, la petite fille plutôt sage jusqu’ici. Elle dégageait une audace qui m’impressionnait. Nous étions à la fois inséparables et incapables de nous rejoindre, chacune dans un monde diamétralement opposé à l’autre. Son attitude était à des kilomètres de la mienne.

À mon entrée au secondaire, elle fréquentait le même établissement. L’école était commencée depuis trois jours quand je l’ai soudainement vue apparaître dans le cadre de porte de mon cours de musique. C’était le tout premier cours, il n’était pas débuté, les étudiants défilaient toujours dans l’embrasure.

Ma voisine a jeté un coup d’œil dans la salle, puis est entrée d’un pas nonchalant. Je l’ai fixée, perplexe. Elle était en secondaire deux, elle n’avait rien à faire ici. À mi-chemin vers les chaises, elle m’a aperçue et m’a fait un signe discret, mais il n’y avait pas de siège disponible autour de moi, elle est donc allée s’asseoir un peu plus loin. Les autres étudiants lui jetaient des regards curieux. À cette école, les élèves de secondaire un se retrouvaient ensemble dans presque tous les cours. Ils n’avaient encore jamais vu cette fille, qui restait assise tranquillement en silence, le regard docilement posé sur l’enseignant. Une attitude qui démontrait qu’elle était à sa place, peu importe ce qu’en pensaient les autres.

Elle ne passait pas inaperçue. Une épaisse chevelure blonde et bouclée, des yeux bleu pâle perçants, un accoutrement choquant. Autour d’elle naissaient vivement ragots et commérages désobligeants.

Le professeur a fait l’appel des noms, a demandé si quelqu’un n’avait pas été nommé et, malgré les nombreux regards tournés dans sa direction, ma voisine n’a pas bronché, conversant un visage impassible. Elle est restée pendant toute la période du cours. À la fin, je me suis dirigée vers elle, lui demandant ce qu’elle pouvait bien faire dans ma classe.

– Mon prof m’a envoyé chez le directeur. Je voulais pas y aller, alors je suis entrée dans une salle au hasard pour passer le temps.

C’était elle tout craché. Rien à faire des règles, des conventions. Faire ce que bon lui semblait. Défier, le plus possible, dans toutes les sphères de sa vie, au risque de s’écrouler, de basculer dans le ridicule.

Un jour où mon frère recevait des coéquipiers pour un travail d’école, elle a voulu faire une apparition au milieu du groupe. Trois garçons, trois filles, tous plus âgés que nous, des adolescents de quinze, seize ans. Elle était particulièrement stimulée à l’idée de défiler devant des garçons plus âgés. Elle agissait déjà comme si elle avait leur âge et bien au-delà. Ou elle était une vieille âme qui s’était réveillée dès sa naissance, ou elle était terriblement précoce dans tout.

Nous étions trois dans sa maison, son père absent comme d’habitude. De l’autre côté de la rue se déroulait la réunion d’équipe parsemée de testostérone. L’une des amies de ma voisine était avec nous. Je rencontrais beaucoup trop de gens chez elle pour être capable de me souvenir du visage ou du prénom de cette fille qui a partagé cette soirée avec nous. Aucun ne m’a suffisamment marquée, mis à part le garçon que j’ai rencontré dans son salon et qui est devenu mon amoureux pendant quelques mois. Il était aussi déphasé que moi dans cette maison. Un être humain adorable, doux, respectueux, mignon comme tout, un an plus vieux que moi, le seul amoureux que j’aie eu qui avait les cheveux blonds.

Elles se sont apprêtées pour aller à un grand bal. Cheveux crêpés, maquillage à outrance, robe minuscule, escarpins vertigineux.

– Alice, tu veux pas te maquiller?

Pourquoi me maquillerais-je? Qui étais-je censée impressionner à me tartiner le visage et enfiler une robe d’été trop décolletée pour mon âge, moi qui n’avais pas grand-chose à montrer pour l’instant? Je ne comprenais pas trop ce qu’elles cherchaient à obtenir comme résultat, nous étions des gamines pour eux. J’ai conservé mes tongs, mon pantalon, mon chandail et j’ai observé avec fascination leur visage disparaître sous une couche de maquillage à la limite de la vulgarité.

Leurs talons étaient trop élevés, la traversée de la rue s’est avérée périlleuse, remplie de maladresse.

Le groupe d’étudiants rassemblé au sous-sol a uniformément éclaté de rire en les apercevant. Ma voisine était la plus audacieuse, la plus près et la plus tartinée. Elle a reçu la totalité des commentaires. 

– Où tu t’en vas, maquillée comme un clown? T’as quel âge, douze, treize ans? Tu te trouves pas un peu jeune pour t’habiller comme ça? C’est pas de ton âge, c’est ridicule.

Leur réunion venait tout juste de se terminer. Ils se sont levés en rigolant, il ne manquait plus que les claques sur les genoux. Étant la petite sœur de leur hôte, ils paraissaient éprouver par défaut un sentiment protecteur envers moi qui, contrairement aux deux autres, ne m’étais pas costumée pour l’occasion. Deux ou trois d’entre eux se sont arrêtés devant moi avant de poursuivre leur chemin.

– En tout cas, dis-nous si t’as des problèmes avec elle, on va t’aider.

Réaction incompréhensible. C’était mon amie, nous étions apparues ensemble, pourquoi me sentirais-je menacée par elle? À ce que je sache, trop de maquillage n’avait jamais porté atteinte à qui que ce soit en-dehors du porteur. C’était moi qui m’inquiétais pour elle. Sous cette épaisse couche de fond de teint, son visage exprimait une offense virulente. Meurtrie, mais contenue.

J’aurais dû la défendre de ces insinuations. Pourtant, je les ai remerciés en souriant, comme si cela voulait signifier quelque chose. L’effet de masse, peut-être. Participer à l’hystérie collective. Montrer qu’on est différent. Ancrer l’individualisme. L’importance de la réputation quand on a douze ans.

À quatorze ans, je l’ai perdue de vue. Après des années de tolérance paternelle, elle avait fait le geste irréparable, un mauvais coup de trop. Des centaines, des milliers de dollars de dommages dans la résidence de son père suite à un Open House qui avait fortement dégénéré et dont je n’ai été témoin que par la fenêtre de ma chambre. Envoyée d’office dans un centre jeunesse jusqu’à sa majorité. Redresser la demoiselle, définitivement exclue de la demeure familiale. Elle accumulerait plusieurs fugues à ce centre, jusqu’à s’en échapper complètement, remplaçant cette prison par une autre, aux bras musclés et au sourire irrésistible.

Des années plus tard, quelques semaines après le décès de mon père, alors que j’avais réemménagé chez ma mère, elle m’a appelée.

– Excuse-moi de l’avoir accusé de tout ça. J’étais juste en colère. C’était pas vrai. Il est rien arrivé.

Je ne l’ai pas crue une seconde. Je me souvenais de ce papier chiffonné, trouvé le lendemain matin près de mon lit. Une écriture pâle, sautillante, dont chaque nouveau mot augmentait l’horreur qui s’emparait de moi, un texte dont je remerciais le ciel qu’il ne soit pas terminé, abandonné au milieu d’une phrase compromettante. Le moment où j’ai fait preuve de la plus grande lâcheté dans ma vie.

Ensuite, elle m’a offert un bref résumé de sa vie des dernières années. Elle m’a parlé de criminalité, de proxénétisme, de menaces de mort, de séquestration, de grossesse imprévue, d’enfant déchiré, de services sociaux. Ça ferait un bon manuscrit, ais-je pensé avec tristesse. Je lui ai donné quelques nouvelles de ma vie, puis nous avons accroché chacune de notre côté. La dernière fois où j’ai entendu le son de sa voix.

Je ne l’ai pas crue une seconde et elle m’a récemment confirmé que j’avais raison. Je lui ai promis que je ne raconterai rien de plus que ce que j’ai déjà laissé entrevoir dans une plume précédente et il faut me faire violence pour tenir cette promesse. C’est bien parce qu’elle ne mérite pas ce qui en déroulerait pour elle. Parce que lui, il ne mériterait rien de moins que d’avoir la réputation détruite. Une réputation dont il n’est pas à la hauteur, une vénération scandaleuse, surtout là où il se trouve en ce moment.



©Alice Lepage, 2020.