La fausse mort


On a déclaré la mort de mon grand-père dix-sept ans avant son décès. C’était quelque peu prématuré.

Je n’étais qu’un bébé à l’époque. C’est ma mère qui m’a raconté cette histoire qui m’a glacé le sang.

Elle avait vingt-cinq ou vingt-six ans. Maman de deux jeunes enfants, un mari absent ou à la présence désagréable. Mère au foyer, cette journée avait débuté comme toutes les autres. Rien ne prédisait ce moment.

Au milieu de la journée, la voisine de ses parents l’a contactée. Mon grand-père vivait seul dans la maison familiale, séparé de sa femme depuis quelques années.

– Quelque chose cloche. Les journaux s’accumulent devant la maison depuis une semaine. Personne ne répond. Je suis inquiète pour ton père.

Ma mère a laissé ses enfants à une gardienne et a sauté dans un taxi. On vivait à environ quinze minutes de la maison familiale. Elle n’avait pas la clé, mais la porte contenait une fente pour y glisser le courrier. À l’aide de la voisine, armée d’un tournevis, elle a démonté le cadre pour pouvoir y glisser son bras et atteindre la serrure de l’intérieur.

La maison baignait dans un silence inquiétant, où rien ne trouvait écho à ses « papa? » multiples et insistants. Le rez-de-chaussée et le sous-sol étant vides, elles sont montées à l’étage. La porte de la chambre de son père était grande ouverte. Ses vêtements, son portefeuille, ses lunettes, tout se trouvait à sa place, hormis son père. Il y avait trois pièces à l’étage et une seule avait la porte close. Normalement, cette pièce devait être complètement vide, mais elle ne l’était pas.

L’odeur marquerait ma mère à tout jamais. Il régnait une puissante odeur de mort et d’excréments, une odeur terrorisante dont elle se rappellerait toujours près de quarante ans plus tard.

Son père était allongé contre l’un des murs vides. La jambe et le bras droit redressés contre le mur. Complètement nu. Les yeux clos et parfaitement immobile. Son torse ne se soulevait pas sous l’assaut des respirations. Aucun pouls, aucun signe de vie.

– J’appelle l’ambulance, dit la voisine.

À peine ma mère l’entendit-elle. Elles sont redescendues au rez-de-chaussée, bouleversées. La police est arrivée rapidement avec les ambulanciers. Ceux-ci ont d’abord discuté avec la fille du défunt, qui refusait de retourner à l’étage. Il lui était impossible de retourner dans cette odeur.

Peu de temps après, mon oncle, le frère de mon père, est apparu. Il avait été informé de la situation par mon père. Préposé aux bénéficiaires de métier, il voulait offrir son aide et est allé aussitôt rejoindre les ambulanciers, pendant que ma mère commençait déjà à remplir le constat de décès, le cœur lourd, l’esprit déconnecté.

À l’étage, il était l’heure de déposer mon grand-père sur la civière. L’odeur était réellement dérangeante, intolérable, à un point tel que l’un des ambulanciers a été pris d’une violente nausée, incapable de faire son travail. Mon oncle s’est proposé pour le remplacer. Il a pris mon grand-père dans ses bras et l’a soulevé comme un enfant. Il a toujours été très mince, il devait être très léger.

Il s’apprêtait à le déposer sur la civière quand mon grand-père est soudainement revenu à la vie. Il s’est réveillé dans ses bras. Mon oncle a eu la peur de sa vie.

Il lui a parlé, ce devait être un murmure, un simple souffle.

– Laissez-moi pas seul!

Ma mère, le nez dans le constat de décès, a entendu ce cri inimaginable.

– Ton père est vivant et il m’a parlé!

Mon grand-père prenait de fortes doses de médicaments, qui auraient dû être contrôlées, mais qui ne l’étaient pas à l’époque. Il est tombé en psychose. Il ne se souvenait que de très peu de choses. Il se souvenait s’être levé pour aller à la salle de bain et de s’être ensuite retrouvé dans cette pièce vide sans être capable d’en sortir. Bien sûr qu’il pouvait sortir. La porte était là, déverrouillée, accessible. Mais pas au sein de sa psychose. Il a lutté des jours entiers, sans dormir, sans manger, probablement dans une panique inimaginable.

– Vingt-quatre heures de plus et il était mort, avait déclaré l’un des médecins.

Il est resté dans cette pièce pendant cinq ou six jours et il était dans cette position depuis longtemps lorsqu’ils l’ont retrouvé allongé contre le mur. L’avant-bras appuyé sur le mur portait une montre. Il était ainsi depuis tellement longtemps que la montre commençait à s’incruster dans sa chair. La peau est littéralement venue avec la montre lorsqu’ils la lui ont retirée. Jusqu’à sa mort, mon grand-père a conservé une cicatrice en forme de montre sur le poignet gauche.

Il a été hospitalisé pendant des mois. Incapable de parler, de marcher, d’écrire, de manger. Il a dû réapprendre tout cela, alors qu’il était âgé de soixante-dix ans. La phrase qu’il a dite dans les bras de mon oncle tient du miracle, de la résurrection.

Ce qui est étrange, c’est que je me rappelle très bien cette cicatrice qu’il avait au poignet et qu’elle n’a jamais soulevé la moindre question chez moi. Avant que ma mère n’en fasse mention au cours de ce récit, je l’avais même complètement oubliée et son image a ressurgi dans ma tête avec une incroyable clarté. Je ne comprends pas pourquoi cette étrange cicatrice en forme de montre n’a jamais fait naître la moindre curiosité chez moi.

J’étais jeune la première fois qu’elle m’a raconté cette histoire et je possédais peu d’informations. Avant de lui demander récemment de me raconter à nouveau cette histoire que je voulais écrire, je pensais qu’il s’agissait d’une crise de paranoïa.

Mon grand-père souffrait de délires paranoïaques. C’était un homme adorable, très intelligent, gentil et drôle, mais il avait des crises de paranoïa consternantes pour la petite fille que j’étais. Il habitait avec nous et mes parents se débrouillaient toujours pour que je n’y assiste pas, mais la maison était petite. J’entendais parfois des conversations difficiles à comprendre.

Je ne comprenais pas pourquoi mon grand-père suspectait les membres de sa famille de dangers imaginaires. J’ignorais qu’une crise de paranoïa pouvait d’abord et avant tout toucher les gens les plus près du malade, ceux en qui il devrait pourtant avoir confiance en toute circonstance. 

Il a vécu jusqu’à quatre-vingt-sept ans et ce qui l’a emporté n’est pas la maladie, mais une opération à la hanche que son cœur n’a pas supporté. Jusqu’à cet âge, il a été un homme d’une certaine résilience, avec une fierté qui ne l’a jamais quitté.

Quand j’ai mentionné une crise de paranoïa à ma mère, elle m’a corrigée. Il ne s’agissait pas de paranoïa, mais d’une crise de psychose.

Le fait qu’il s’agisse d’une psychose m’a bouleversée. Je me suis même obstinée sur la définition de la paranoïa. On aurait dit que je ne voulais pas que ce soit une psychose. Avec celle que m’avait fait vivre Philippe et que j’avais extériorisé en écriture, je me sentais dévastée que mon grand-père, un homme que j’aimais tant, ait vécu une psychose dans une telle solitude, dans une telle détresse. Pourtant, l’événement reste le même. Je ne m’en sens pas moins triste pour autant.



©Alice Lepage, 2020.